5. Etats-Unis, 19e siècle: deux nouveaux cas d'atteinte au droit d'auteur dans l'industrie de la partition de musique
Nous nous proposons ici d'analyser deux autres cas en lien avec le droit d'auteur dans l'industrie de la partition de musique.
a. Illinois, 1896 Gabriel contre McCabe
Le premier cas a fait l'objet d'un jugement rendu en Illinois, en 1896, il est connu sous l'intitulé Gabriel contre McCabe. Ce cas concerne une compilation de partitions, un livre de chansons intitulé «La fine fleur de la chanson, numéro 2».
Le document légal auquel nous avons accès nous informe que, dans un premier temps, le plaignant, Monsieur Gabriel, a autorisé le défendeur, Monsieur McCabe, à publier une chanson dont il détient les droits, intitulée «Quand ton nom est appelé dans les cieux», dans une compilation qui a pour nom «La fine fleur de la chanson, numéro 2». Le défendeur a publié cette compilation en combinaison avec une autre collection, «La fine fleur de la chanson, numéro 1», les deux livres se suivant sous une même couverture. Le défendeur a également publié une édition abrégée de «La fine fleur de la chanson, numéro 2», cette édition abrégée servant essentiellement à promouvoir la vente du volume complet.
C'est pourquoi le plaignant a déposé une plainte, souhaitant empêcher la publication de sa chanson dans un autre recueil que la compilation intitulée «La fine fleur de la chanson, numéro 2». Néanmoins, le défendeur s'estime autorisé à le faire, car le plaignant a consenti à ce que de futures éditions de sa compilation soient publiées, des ajouts d'autres questions ou des omissions de la compilation étant consentis, dans une certaine limite. Le défenseur estime que la forme de ses publications, pour cette chanson spécifique, respecte cette limite.
Le juge estime que, a priori, les changements effectués n'altèrent pas la nature de la compilation originale. Affirmer le contraire reviendrait à interdire toute nouvelle édition de compilation de partitions de musique, car il serait trop fastidieux d'obtenir a posteriori le consentement des ayant-droit pour chaque partition. De plus, cela nuirait trop aux intérêts des éditeurs et aussi de l'intention initiale des deux factions impliquées dans la transaction commerciale.
Le juge poursuit en disant que, certes, il peut être difficile de déterminer où les droits de l'éditeur prennent fin, mais que, malgré tout, il n'a pas, ici, dépassé les limites qui lui étaient imposées. Par conséquent, le juge rejette la demande du plaignant et autorise l'éditeur à renouveler la publication des compilations concernées.
b. Californie, 1898, Broder contre Zeno Music
Le second cas, daté de 1898, s'intitule Broder contre Zeno Music. Dans ce cas jugé en Californie, il apparaît qu'au départ, un dénommé Bert Williams, représenté par la société Broder, est le compositeur original d'une chanson sous copyright, chanson qui s'appelle «Dora Dean». Un certain Charles Sidney O'Brien, représenté par Zeno Music, est accusé d'avoir fait mettre sous copyright un titre intitulé «Ma Angeline», dont la mélodie a visiblement été dérobée à «Dora Dean».
A moins que ce ne soit l'inverse, car les deux chansons ont reçu leur copyright à 4 jours d'intervalle, en 1896, et les deux compositeurs s'accusent mutuellement. Chacun de ces prétendus compositeurs accuse l'autre d'avoir piraté la mélodie, en changeant simplement le titre et les paroles du morceau. La question est donc de savoir lequel des deux dit la vérité.
Le discours du plaignant est le suivant. Bert Williams a d'abord conçu l'idée de la chanson "Dora Dean" vers la fin du mois de juillet 1895, à San Francisco. En août suivant, Williams, étant un artiste de vaudeville, a été employé par les propriétaires d'un théâtre de vaudeville local, pour faire une performance sur scène et jouer dans un café ensuite. C'est dans ces circonstances qu'il a élaboré et composé «Dora Dean».
Il apparaît en outre que Charles Sidney O'Brien, le présumé compositeur de la chanson «Ma Angeline», fréquente l'endroit où Williams était alors employé, y rendant occasionnellement des services de gestion et faisant des arrangements musicaux. C'est là que Williams et lui se sont connus. Selon Williams, O’Brien l'a entendu chanter la mélodie de "Dora Dean", en présence des patrons et des clients de la maison.
Selon Williams toujours, O'Brien est venu à lui, et lui a demandé de lui apprendre la chanson, disant qu'il faisait partie d'une troupe de ménestrels, et qu'il voulait y chanter quelque chose que personne d'autre n'avait. Williams a accédé à sa demande, et lui a enseigné la chanson. Le témoignage de Williams est corroboré à plusieurs égards par un certain nombre de témoins qui ont déclaré avoir entendu Williams chanter le premier «Dora Dean», Williams leur ayant demandé leur opinion. En outre, il a effectivement été prouvé que O'Brien fréquente l'endroit où Williams a été employé.
Il a également été prouvé que, fin août 1895, un dénommé George Hetzel, musicien et arrangeur de musique, a fait un arrangement de "Dora Dean" pour le piano, avec l'accord de Williams, et l'a fait imprimer. Cependant, un retard s’est alors produit dans la sécurisation du droit d’auteur,
et, alors que Williams souhaitait que la chanson soit présentée au public avec les noms et les portraits de deux artistes de vaudeville, cela ne s'est pas fait. La chanson a finalement été présentée au public sans ces portraits en février 1896. Le jour-même, la page de titre de la chanson a été envoyée de San Francisco au Congrès et à la Librairie du Congrès pour être mise sous copyright.
C'est ensuite que son droit d'auteur a enfin été dûment accordé au plaignant. Il est à noter que
la chanson «Ma Angeline», qui aurait été composée par O’Brien, a été mise en vente auprès du public le même jour, à San Francisco. Selon le témoignage d'O'Brien, chanteur et comédien, c'est lui qui a d'abord conçu l’idée de la mélodie de «Ma Angeline» en 1887, qu'il a chantée avec des mots qui lui sont propres, en divers endroits, notamment à San Francisco, avant le moment de la publication de la chanson, et avant la composition de la chanson «Dora Dean» de Williams, qui, d'ailleurs, venait souvent chez lui. Le plaignant aurait entendu chanter «Ma Angeline» lors d'une foire.
Cependant, le juge, au vu de la crédibilité du témoignage de la partie plaignante, soutenue par une vingtaine d'autres témoins, est convaincu que c'est bien Williams qui est l'auteur de la mélodie originale de la chanson. D'autant plus qu'il a été prouvé que, durant certaines prestations, O'Brien a chanté les paroles de «Dora Dean», qu'il devait en conséquence connaître au préalable.
Une autre question se pose cependant, en lien avec le fait que depuis 1802, aux Etats-Unis, les compositions musicales à caractère immoral ne peuvent pas être protégées par le droit d'auteur. Lorsqu'un droit d'auteur est déclaré invalide en raison de l'utilisation d'un mot ayant une signification immorale, leurs propriétaires peuvent republier la chanson, en supprimant ou en remplaçant ce mot, et dès lors obtenir un droit d'auteur valide.
Il apparaît qu'un mot de la chanson «Dora Dean» pose problème et son usage a pour effet de rendre la chanson obscène et vulgaire, et ainsi de l'exclure de la classe des compositions qui peuvent être sous copyright. Des chansons similaires contenant ce mot ont été jugées dignes de bénéficier du droit d'auteur. Tout est donc une question de sens en lien avec le contexte.
Le juge estime que, dans le cas de «Dora Dean», le mot a bien un sens vulgaire. Il ajoute cependant que cette décision n'empêchera pas plaignants de republier leur chanson, en omettant le mot répréhensible, bien sûr.
Pour toutes ces raisons, la partie défenderesse se voit en conséquence interdire le droit de continuer à vendre et de publier à nouveau la chanson «Ma Angeline».
c. Brève conclusion
Les deux cas abordés ici présentent toujours un intérêt pour l'industrie de la partition de musique, au vingt et unième siècle. En écho au premier cas, nous pouvons dire qu'il convient toujours à des contractants de bien s'entendre dès le départ sur les modalités de la publication. Par rapport au second, nous comprenons bien sûr que le partage d'une musique a tout intérêt à se faire dans des cercles confidentiels tout d'abord et en tout cas après avoir obtenu un droit de copyright.